Après la suggestion de Peintrefiguratif, voici la lettre de Florence, achevée. 
Pour la version originale, voir "
Filez fileuse".

 December 3, 1908. A little spinner in the Mollahan Mills, N


Histoire d’une fileuse

 

      Je m’appelle Florence. J’écris peut-être pour rien… Pour que vous sachiez, vous, les gens du monde… J’aimerais publier mon histoire, mais les divagations d’une vieille femme, ancienne fileuse n’intéresseront sûrement personne.

Je vais commencer mon récit. Le récit d’une petite fille minable avec une petite vie minable faisant un petit métier tout aussi minable.

Alors oui, j’exagère peut-être, et pourtant…

En 1815, j’avais dix ans et je portais déjà sur mes frêles épaules le poids d’une famille ; le pris à payer pour vivre convenablement.

Mes parents étaient très pauvres et ils décidèrent de m’envoyer à l’usine pour gagner un peu d’argent. Mon père était mineur, ma mère élevait la marmaille. J’étais l’aînée d’une fratrie de six. Autant dire que j’en avais plus qu’assez des pleurs et des cris. J’ai accepté, pris une valise, mis tout ce que je pouvais dedans et embrassé mes frères, mes sœurs, mes parents.

Le 15 septembre, la directrice Dupuit –une petite vieille désagréable, pète-sec– m’a accueilli à la « Maison » de l’usine. Elle m’a emmené à ma chambre –une pièce longiligne où se succéder des lits en bois, avec une couverture drapée, au carré, toujours. Nous y étions neuf, serrées comme des sardines. Chaque jour, chaque nuit, chaque seconde, je me disais « C’est pour ta famille. Tiens bon ! ». Et j’ai tenu !

Durant six ans, j’ai travaillé. Comprendrez-vous si je dis que je « filais » ? Je filais la soie ; les mains dans l’eau bouillante ou bien dans les vicaires de vers visqueux. Les mains dégoulinantes, enflées, rougies.

La salle où nous travaillions était très spacieuse, haute de plafond, éclairée par le soleil et quelques lampes peu utiles. Les métiers à tisser côtoyaient les bassines de terre cuite où grouillaient les vers. Toutes alignées –environ deux cents ouvrières– nous filions, dépecions, -vomissions aussi parfois, certaines novices n’avaient pas l’estomac bien accroché. Face à nous, se tenaient trois à cinq femmes, vieilles, fripées, revêches… des bonnes sœurs !

La vie n’était donc pas facile. Chaque soir, j’entendais des filles pleurer. Des petites filles fragiles, c’est ce que nous étions. Jeanne était la plus faible d’entre nous. Alors nous l’aidions à tenir le coup, avec Hélène, sa meilleure amie. Amitié bien précaire mais indispensable pour garder la tête froide… Il y avait aussi Constance qui pleurait. Elle, je l’aimais bien, en y repensant, nous parlions durant des heures. Des siècles me paraît-il. Mais nul fil, nul ver, nulle nonne. Juste deux petites lucioles dans la nuit.

Pourtant, des heures, des siècles, nous n’en avions pas des masses. Debout à cinq heures, filature à cinq heures trente, déjeuner de midi à midi trente, puis de nouveau filature jusqu’à dix-neuf heures. Après c’était le dîner, puis la prière du soir… ah la prière… et quelle prière ! Nous restions agenouillées à psalmodier des syllabes vides de sens –aucune ne se souvenant des paroles exactes. Enfin, nous pouvions nous mouvoir et aller se coucher après la toilette vers vingt-deux heures.

Au lever du jour, les surveillantes ouvraient les rideaux, mettaient les couvertures aux pieds des couches et criez « Debout jeunes filles ! » d’une voix stridente, s’insinuant dans nos cerveaux, comme si une minuscule lame de cristal entrait dans nos oreilles, transperçait nos tympans et titillait nos cerveaux embués par le sommeil.

Nous n’entendions plus que cette voix. Cette seule et unique voix. Elles avaient toutes la même. Copies conformes de surveillantes amères et semblant n’aimer personne.

 

La fabrique était ouverte depuis des années, presque cinquante ans. Monsieur Dupuit, le grand Monsieur Dupuit avait acheté une usine en 1767 et avait décidé d’y placer sa fille cadette, arriérée mentale. Il voulait la cacher, en avait honte. Elle avait été sa première ouvrière ; la seule chose qu’elle sache faire selon son père…

Au départ, ce n’était pas une fabrique de soie, non, on y fabriquait des vêtements aux coutures grossières. Sous la révolution, les armes avaient succédé aux fripes. Finalement, après le boom commercial du ver à soie, le grand patron avait décidé d’exploiter le filon.

Tout allait bien pour la famille Dupuit. Richesse et prospérité étaient au rendez-vous.

A la mort de la fille cadette, Lucie, l’arriérée, le père tomba en dépression. Il devait l’aimer finalement, sa fille… Il lui succéda vite au cimetière Laguerry.

Alors l’aînée, Sophie Dupuit, reprit le flambeau et se fit appelée la directrice Dupuit. Les affaires étaient florissantes et les fillettes affluaient de tout le pays : avoir une descendance fileuse permettait aux familles démunies de vivre plus convenablement.

Les filles pouvaient venir à partir de huit ans, âge où les mains étaient plus aptes à supporter la chaleur de l’eau et où l’estomac acceptaient mieux la vue des vicaires et des vers.

Les parents « pouvaient » normalement, s’ils le souhaitaient, récupérer leurs enfants après trois ans de bons et loyaux services, cependant, les démarches administratives épuisantes n’aboutissaient que très rarement et je n’ai connu qu’une seule fileuse qui a pu repartir chez elle avant ses dix-sept ans (âge où Mme Dupuit nous renvoyait obligatoirement ; l’on devenait trop indépendante à cette âge). Pourtant ce n’est pas les fileuses insatisfaites qui manquaient... toutes, nous désirions repartir, toutes, nous détestions cet endroit puant.

 

Il ne me restait plus qu’un an à travailler. Je m’étais résignée à finir mon enfance à l’usine.

Mais un matin, la directrice Dupuit vint nous stopper en plein travail : « C’est grave » avait-elle dit. Alors les surveillantes, alarmées, cessèrent leur surveillance appuyée et sortirent de la pièce.

Hésitantes, nous estimâmes qu’il était préférable de poursuivre le filage, au cas où elles reviennent et nous punissent pour avoir stoppé les activités.

Cependant, elles ne revinrent pas et midi sonna. Nous ne savions que faire : les surveillantes n’étaient jamais en retard, à midi on mangeait pas à onze heures cinquante-cinq, pas à midi cinq. Midi c’est midi. 

Personne…

Personne……

Une surveillante finit par revenir. Elle nous emmena en cuisine. Aucune allusion à l’incident ne vint perturber le repas.

Trois jours se déroulèrent de la sorte. Pas un bruit ne sortait des bouches des surveillantes, à part des chuchotis qui cessaient à l’arriver de quelqu’une d’entre nous. Les rumeurs fusaient. Une mutinerie s’engrenait mais aucune n’osait se lancer, par peur des représailles : coups de bâton, sur le dos, la tête, les doigts…

Enfin, le mutisme général cessa un mardi matin de l’an 1821. La plus vieille des fileuse, qui devait quitter la fabrique quelques mois plus tard, allait de dortoir en dortoir en hurlant : « La directrice a été arrêtée !! »

Toutes les filles furent renvoyées chez elles. La surprise fut totale. Certaines remercièrent le Ciel, d’autres pleurèrent, coururent chercher leurs valises. Les plus solides ne le crurent pas d’abord, puis bien forcées d’admettre la vérité elles exhortèrent leur joie, hurlèrent en courant vers la rue, oubliant même leurs affaires.

Moi, que fis-je ? Je suis allée décrocher la photo faite avec toutes les fileuses l’année précédente, l’ai pliée en deux et l’ai glissée dans ma blouse. Souvenir.

Quelques jours plus tard, l’affaire éclata au grand jour : la situation financière de la fabrique était en état d’urgence, la directrice avait jugé bon d’employer des filles au noir, sans payer les parents, ou prenant des orphelines. Les oreilles des autorités sifflèrent quand ils eurent vent de toute l’histoire. Sophie Dupuit fut jugée coupable d’avoir escroquer ses concitoyens et exploiter des enfants.

 

Toute ma vie, je n’ai eu de cesse de ressasser cette aventure. Je me décide aujourd’hui enfin à l’écrire. J’espère en tout cas ne pas avoir fait de tord à qui que ce soit. J’aimerais savoir ce qu’est devenu Mme Dupuit, mais à mon retour de la fabrique, mes parents ont souhaités déménager, loin, très loin…

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