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Filez fileuses

 

-         Laura ? Tu as rangé le grenier ?

-         Pfff..j’y vais…

Laura, quinze ans, est une élève de troisième. Sa mère, Carine, lui a demandé à plusieurs reprises de ranger le grenier. Rien de bien sorcier, direz-vous, sauf que ce grenier ressemble à la caverne d’Ali Baba : rempli du sol au plafond avec seulement une petite allée pour passer ; les bijoux et l’or étant remplacés par des vieilleries accumulées au cours des siècles par la famille Elbert.

Laura gravit donc les deux étages de la maison pour arriver devant la « porte des Enfers » comme elle l’a surnommée.

Au bout de quelques heures, couverte de poussière, elle découvre une malle pleine de feuilles chiffonnées. Elle se trouve un fauteuil au confort précaire et entreprend de les remettre en ordre. Elle commence sa lecture :

 

« Je m’appelle Florence. J’écris peut-être pour rien… Pour que vous sachiez, vous, les gens du monde… J’aimerais publier mon histoire, mais les divagations d’une vieille femme, ancienne fileuse n’intéresseront sûrement personne.

Je vais commencer mon récit. Le récit d’une petite fille minable avec une petite vie minable faisant un petit métier tout aussi minable.

Alors oui, j’exagère peut-être, et pourtant…

En 1815, j’avais dix ans et je portais déjà sur mes frêles épaules le poids d’une famille ; le pris à payer pour vivre convenablement.

Mes parents étaient très pauvres et ils décidèrent de m’envoyer à l’usine pour gagner un peu d’argent. Mon père était mineur, ma mère élevait la marmaille. J’étais l’aînée d’une fratrie de six. Autant dire que j’en avais plus qu’assez des pleurs et des cris. J’ai accepté, pris une valise, mis tout ce que je pouvais dedans et embrassé mes frères, mes sœurs, mes parents.

Le 15 septembre, madame Dupuit –une petite vieille désagréable, pète-sec– m’a accueilli à la « Maison » de l’usine. Elle m’a emmené à ma chambre –une pièce longiligne où se succéder des lits en bois, avec une couverture drapée, au carré, toujours. Nous y étions neuf, serrées comme des sardines. Chaque jour, chaque nuit, chaque seconde, je me disais « C’est pour ta famille. Tiens bon ! ». Et j’ai tenu !

Durant six ans, j’ai travaillé. Comprendrez-vous si je dis que je « filais » ? Je filais la soie ; les mains dans l’eau bouillante ou bien dans les vicaires de vers visqueux. Les mains dégoulinantes, enflées, rougies.

La salle où nous travaillions était très spacieuse, haute de plafond, éclairée par le soleil et quelques lampes peu utiles. Toutes alignées –environ deux cents ouvrières– nous filions, dépecions, -vomissions aussi parfois, certaines novices n’avaient pas l’estomac bien accroché. Face à nous, se tenaient trois à cinq femmes, vieilles, fripées, revêches… des bonnes sœurs !

La vie n’était donc pas facile. Chaque soir, j’entendais des filles pleurer. Des petites filles fragiles, c’est ce que nous étions. Jeanne était la plus faible d’entre nous. Alors nous l’aidions à tenir le coup, avec Hélène, sa meilleure amie. Amitié bien précaire mais indispensable… Il y avait aussi Constance qui pleurait. Elle, je l’aimais bien, en y repensant, nous parlions durant des heures. Des siècles me paraît-il. Mais nul fil, nul ver, nulle nonne. Juste deux petites lucioles dans la nuit.

Pourtant, des heures, des siècles, nous n’en avions pas des masses. Debout à cinq heures, filature à cinq heures trente, déjeuner de midi à midi trente, puis de nouveau filature jusqu’à dix-neuf heures. Après c’était le dîner, puis la prière du soir… ah la prière… et quelle prière ! Nous restions agenouillées à psalmodier des syllabes vides de sens –aucune ne se souvenant des paroles exactes. Enfin, nous pouvions nous mouvoir et aller se coucher après la toilette vers vingt-deux heures.

Au lever du jour, »

 

L’histoire s’arrête ici. Une partie manque, perdue ou simplement inachevée. L’imagination de Laura s’affole, et s’il s’agissait d’une de ses grands-mères, son arrière-arrière-grand-mère. Et si. Et si. Et si.

En tous cas, pour la jeune fille tout est clair : quoi qu’il lui en coûte, quoi que cela entraîne, elle va mener l’enquête, retrouver la fin de cette histoire et la publier. Pour Florence, pour elle-même, pour tous les enfants ouvriers du monde. Pour dénoncer les monstres humanoïdes, inhumains qui les exploitent alors qu’ils devraient aller à l’école, jouer, courir, danser…

- Maman ! crie-t-elle brutalement. Il faut que je te montre quelque chose ! C’est important !

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